Sur Fine Dining Lovers, on parle beaucoup des missions de divers chefs pour initier un changement dans le système alimentaire afin de faire évoluer notre façon de manger. Nous connaissons tous les chefs célèbres, qui passent tellement de temps à répondre aux médias ou à élargir leurs empires culinaires qu'il est difficile de les imaginer sur le terrain oeuvrant avec les communautés pour lesquelles ils prétendent travailler. Puis il y a Fatmata Binta, la chef peule (peuple installé en Afrique de l'ouest), basée au Ghana, qui fait un travail à l'impact significatif au niveau local et mondial.
La cheffe, originaire de la tribu nomade Fulani de Sierra Leone, a reçu le prestigieux Basque Culinary World Prize 2022 et s'est donné pour mission de préserver la culture culinaire de sa tribu, d'autonomiser les femmes et les filles dans les communautés locales et de promouvoir l'utilisation du fonio, un grain ancien utilisé comme alternative au riz et au blé résistant aux maladies et à la sécheresse, sans gluten.
L'interview, initialement prévue pendant le festival Identitá Golose à Milan, a malheureusement été reporté car à ce moment-là, la cheffe a perdu sa voix. L'entretien a finalement eu lieu quelques semaines plus tard, par appel vidéo depuis Accra au Ghana, où elle est basée.
Trouver un moment pour nous répondre est compliqué pour Fatmata Binta, qui travaille sans relâche pour mieux structurer sa foncation. "C'est mouvementé", dit-elle. "C'est beaucoup de logistique et beaucoup d'organisation car je vis toujours en ville et le projet est au nord du Ghana."
Les choses ont beaucoup changé pour elle depuis qu'elle a remporté le Basque Culinary World Prize et la cheffe tient à tirer le meilleur parti possible de cette soudaine exposition médiatique de son travail à l'échelle mondiale.
Enfant, Binta et sa famille ont été forcées de fuir la Sierra Leone vers la Guinée voisine à cause de la guerre civile. Elle a passé deux ans dans un petit village où des centaines de réfugiés s'étaient rassemblés. Cette épreuve est finalement devenue l'une des expériences les plus formatrices de sa vie, puisqu'à l'époque, Fatamata les femmes du village préparer de la nourriture pour beaucoup de gens.
"Cette expérience m'a aidé à me façonner", dit Binta. "Tout faire à partir de zéro, se connecter avec la nourriture et la communauté. La connexion communautaire est toujours autour de la nourriture dans des endroits comme ça."
Photo: Francis Kokroko
"C'est la façon dont vous vous connectez avec les gens qui vous affecte. Donc culturellement, je suis très investie, à cause de mon passé. Alors j'essaie de le refléter, dans tout le travail que je fais, avec la Fondation, le concept de diner sur des nattes, mettant en avant la gastronomie africaine, mais j'essaie aussi de souligner nos histoires culinaires. En accueillant les gens et en les invitant à découvrir ma culture à travers la nourriture - en utilisant la gastronomie comme un outil de changement. Pour moi, tout cela est dû à ces deux années passées au village."
C'est plus tard dans la vie, lorsqu'elle s'est tracée une voie différente, que l'importance de cette expérience est devenue évidente.
"J'ai quitté la Sierra Leone, j'ai déménagé un peu en Espagne", dit-elle. "Je devais retourner en Afrique, mais je ne pouvais pas aller en Sierra Leone, car il y avait Ebola. Je suis donc allé au Ghana, où j'ai eu une sorte de déclic. J'ai toujours aimé la nourriture, j'en suis passionnée."
"Étant d'origine africaine… parfois, les familles ne vous soutiennent pas si vous voulez choisir de faire quelque chose comme ça. Pour eux, cela n'avait aucun sens parce que j'avais un diplôme en relations internationales, mais je voulais faire quelque chose en cuisine. Imaginez cette conversation..."
Elle a donc dû faire un acte de foi. Elle avait toujours été une bonne cuisinière, mais aller à l'école de cuisine était un moyen de convaincre sa famille qu'elle était sérieuse, alors elle est allée à Nairobi, au Kenya, et a passé trois ans dans une école hôtelière. Une expérience dans l'hôtellerie, puis son esprit nomade a pris le dessus.
"Je voulais trouver ma propre identité en tant que cheffe. J'ai commencé à me poser des questions quand j'étais à l'école de cuisine. Comme, 'pourquoi est-ce que je cuisine des aliments que je n'ai jamais mangé en grandissant ?' Tous mes plus beaux souvenirs se sont forgés en passant du temps dans ce village. Je viens d'une famille nombreuse, avec beaucoup de cousins et la nourriture a toujours été une belle façon de nous rassembler."
"Maintenant, je regarde à quelle vitesse le monde bouge. Je me souviens que petite, on s'asseyait par terre et on partageait de la nourriture. Aujourd'hui je ne vois plus ça. Je voulais donc créer quelque chose qui inciterait les gens à réfléchir sur la nourriture et à comprendre que la nourriture n'est pas seulement une question de subsistance, c'est aussi une question de changement et de connexion. C'est effrayant, le rythme auquel on avance, c'est pour ça que j'aime l'approche rurale parce que ça m'oblige à ralentir et à prendre mon temps autour de la nourriture."
L'approche alimentaire dont parle Binta est quelque chose qui a été perdu dans le monde développé. Dans un monde de surabondance, la nourriture est une marchandise qui perd son sens. Dans le village de Guinée, la nourriture était au cœur de la communauté, elle liait cette société. En effet, c'est parfois le manque de nourriture, et la faim, qui lui confèrent plus de valeur. Ce qui est rare est précieux.
"Cela crée de l'empathie", dit-elle. "Cela vous motive et vous fait réfléchir. L'humanité doit être comprise, et je pense qu'en tant que chef, vous réalisez à quel point la nourriture peut jouer un rôle à cet égard."
Photo: feminas22
Au cœur de la mission de Fatmata Binta se trouve la promotion du fonio, la plus ancienne céréale cultivée en Afrique. Bien qu'il s'agisse d'une culture robuste, elle est difficile à transformer. La vie du village utilise le long processus comme moyen de se connecter, mais cela représente des défis pour la production à grande échelle.
"Le fonio représente les enjeux qui me tiennent vraiment à cœur : la sécurité alimentaire, les femmes et l'agriculture. Le terroir est également important, car le fonio pousse exclusivement en Afrique. Si vous allez sur les marchés locaux, vous trouvez du riz de Chine et vous ne trouvez pas un seul endroit où vous procurer du fonio, qui est local. C’est cher, donc les gens ne peuvent pas acheter ce qui pousse pourtant près de chez eux. Je veux changer cela, je veux que les gens en sachent plus sur leur propre nourriture locale."
Fatmata Binta s'associe à l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture pour promouvoir le millet en 2023, avec le #IYM2023 Global Chefs Challenge. Elle invite les chefs, les gastronomes... tout le monde, à essayer de cuisiner avec du fonio ou du millet. Il leur est ensuite demandé de partager la recette en ligne avec le hashtag. Une prochaine phase de la campagne consistera pour la cheffe à partager des recettes et des techniques de traitement du fonio localement.
La prise de conscience du potentiel de cette céréale grandit, et c'est en grande partie grâce au travail de Fatmata Binta. Pour l'instant, elle innove et sème les graines d'un changement qui peut nous profiter à tous. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Identitá Golose à Milan, j'ai été frappé par le fait qu'elle était la seule cheffe noire à l'affiche.
"Dans la plupart des événements je suis en effet la seule", regrette-t-elle. "C'est une expérience humiliante. J'aimerais que nous soyons plus diversifiés et il y a tellement d'histoires incroyables, tellement de chefs africains qui font des choses incroyables. Si quelqu'un peut regarder et voir ce que je fais, c'est une source d'inspiration pour eux. Je dis toujours que la nourriture africaine est l'avenir. On parle beaucoup de la cuisine nordique, mais je pense qu'il est temps de puiser dans la gastronomie africaine, nous avons tellement à offrir."
Cette cheffe a beaucoup à nous apprendre, et heureusement pour nous, elle a définitivement retrouvé sa voix.