« Toute manifestation artistique est pour moi mystérieuse et fascinante; je ne pourrai pas vivre sans m’entourer de beau ». Une phrase qui semble être sortie de la bouche d’un sculpteur confirmé, mais qui vient du chef cuisinier français– mieux vaudrait dire du cuisinier et artiste – Christian Sinicropi. Né à Cannes il y a 40 ans, après avoir travaillé dans les brigades les plus reconnues de la planète, il rejoint en 2001 le restaurant La Palme d’Or, le seul restaurant Michelin de la ville, qui se trouve au Grand Hyatt Hotel Martinez, une véritable institution, qui a fêté cette année ses 30 années d’activité. Outre ses finalités, le restaurant La Palme d’Or est réputé dans le monde entier pour un rendez-vous exclusif : le dîner de gala qu’il organise chaque année pour le jury du Festival du Cinéma, qui s’ouvre aujourd’hui même, sur la Croisette. Depuis 2010, le chef Sinicropi y réunit autour d’une même table, tous les membres du jury pour un menu inspiré par le Président du jury du Festival. Un rendez-vous, renouvelé encore hier soir, au cours duquel les membres du jury du Festival de Cannes 2015 ont dégusté des plats inspirés des frères Coen : Atmosphère, L'Asperge, Entre le Mouvement et la Spirale, et Le Bœuf, l'Abeille, le Miel (voir le photos ci-dessous).
Fine Dining Lovers a demandé au chef comment naissent ces plats exclusifs et comment l’art et la gastronomie se nourrissent l’un, l’autre dans sa cuisine.
Comment se déclenche votre processus créatif ?
Tout part de l’essence. Tout part du produit et de son âme. Chaque herbe, chaque animal ou chaque réalisation de l’homme en a une. Notre devoir est de la maintenir en vie et de pas l’anéantir avec une intervention excessive de l’être humain. Un de mes plats signature est le Griffeuille “triple A” milk-fed Averyron Lamb”, un plat à base d’agneau de lait. L’exemple parfait pour illustrer ce que je viens de vous expliquer, parce que c’est une viande que j’aime cuisiner et où l’on sent encore un peu d’esprit sauvage, la quintessence même du plat. Parlons plutôt des plats dédiés au jury de Cannes. Comment vous viennent les idées ? Dès que je connais le nom du metteur en scène, je commence à en étudier la personnalité, ou alors je pense au message de son film le plus connu, au titre ou à une image. Je commence à dessiner le plat, ainsi que ses éléments. Puis je me laisse inspirer par le quotidien : une couleur, un ingrédient, un tour en moto, la rencontre avec un grand producteur. Le premier de la série a été Tim Burton en 2010 : j’ai tout de suite pensé à ses ambiances fantastiques et un peu gothiques ; c’est comme ça qu’est née « Alice » où l’élément le plus original est un arbre en céramique dont le fronde percées servent de support aux herbes et aux fleurs comestibles. Le plat aussi fait donc partie de l’œuvre d’art ? J’ai une véritable obsession pour la matière : c’est pour cela que je suis extrêmement attentif aux ingrédients que j’utilise en cuisine, que je travaille pour obtenir une saveur bien particulière et un effet sur le palais ; par exemple, j’adore façonner l’argile et étudier le plat, le contenant de mes idées de recettes. Je travaille chaque fois avec des artistes céramistes différents, un ou plusieurs en même temps ; j’aime visiter leur atelier et, ensemble, arriver lentement à l’objectif final. Chaque fois, le plat doit être cohérent avec le thème traité et l’idée de la recette qu’il contient. Que pouvez-vous dire en fait de l’hommage que vous rendez cette année ? Dès que j’ai su que les Présidents du jury étaient les frères Coen, j’ai été très enthousiaste. Pour moi, c’est plus facile de créer des plats si j’apprécie les metteurs en scène de qui je dois m’inspirer. Et c’est le cas cette année. Je suis parti en pensant au concept de duplicité, de symétrie, tout en respectant la personnalité de chacun au travers d’un plat ou d’un ingrédient qui rend l’idée de leur complémentarité. Dès que j’ai su que les présidents du jury étaient les frères Coen j’ai étudié leurs vies et leur filmographie. Dans mon plat Atmosphère, j’ai recréé le climat général de l’humour noir très présent dans leurs films. J’ai choisi des ingrédients locaux et de saison. Dans Asperges je voulais rendre hommage à la terre, symbole d’espoir grâce à la couleur verte, contrastée par le « noir » d’une certaine réalité peinte dans leur œuvre. La crevette crue symbolise le voyage, la fuite, l’évasion, des thèmes toujours présents dans leurs films. Le second plat est un disque vinyle 45 tours qui se veut comme un clin d’œil au film musical O’Brother. L’ingrédient sélectionné pour Le Bœuf symbolise l’Amérique profonde et authentique, le monde des cowboys qu’ils aiment tant. Les abeilles symbolisent la rigueur, la structure et le travail, ce qui est nécessaire puisque la vie, comme le rappelle la réplique d’un personnage de leur film, «ne te permet pas de tricher ».
Notes : - 2011 pour Robert De Niro, “Casino” - 2012 pour Nanni Moretti, “Habemus Papam”. - 2013 pour Steven Spielberg, “Les dents de la mer- Jaws”. - 2014 pour Gilles Jacobs “Intemporel” et pour Jane Campion ” Piano” (voir le photos ci-dessous).