Il y a un peu plus de deux ans, François Gagnaire a changé de vie. Ce chef étoilé né et installé à son compte depuis des années au Puy-en-Velay a tout quitté pour déménager à Paris et ouvrir Anicia, un bistrot de quartier qui se transforme en restaurant gastronomique à l'heure du dîner.
Malgré cette délocalisation, la ville natale de François Gagnaire est toujours bien présente dans son coeur mais aussi dans sa cuisine. La preuve : Anicia est non seulement le nom romain du Puy-en-Velay mais aussi le nom scientifique de la lentille, l'un des produits phares de la commune. "Anicia c'est avant tout un terroir, une mise en valeur des produits de ma région", nous explique François Gagnaire, qui a accroché aux murs plusieurs photos en couleurs représentant l'Auvergne, ses paysages mais aussi ses producteurs.
Rencontre avec ce chef bourré de talent intarissable sur sa région et ses richesses.
Crédit : Géraldine Martens
Vous êtes visiblement très attaché à votre région. Pourquoi avoir tout quitté pour vous installer à Paris ?
J'avoue que ce fut une décision difficile mais nécessaire. Sans faire de généralités, je rencontrais un problème majeur en Province : la clientèle locale voulait le "chichi" de l'étoilé avec les grandes tables, la nappe blanche, l'argenterie et les produits de luxe comme le caviar et la Saint-Jacques, tout en gardant un prix correct. Ils ne voulaient pas entendre parler des produits comme la lentille car ils avaient le sentiment de manger ce qu'ils faisaient chez eux. A l'inverse la clientèle parisienne ou lyonnaise souhaitait du décontracté et une cuisine de terroir. C'était très compliqué de faire ce dont j'avais vraiment envie.
C'est pour ça qu'aujourd'hui je fais de la cuisine bistrot le midi et du gastronomique le soir. Tout quitter était pour moi le prix à payer pour retrouver ma liberté.
On sait que votre cuisine est basée sur les produits d'Auvergne. Pourriez-vous nous donner un exemple de plat signature ?
Le plat signature est sans conteste le Caviar, qui est une création protégée. La lentille est appelée le caviar du pauvre et j'ai décidé de mettre ce produit en scène comme le vrai caviar. Je le présente donc dans une petite boite de caviar avec un côté iodé. J'y ajoute un émietté de tourteau, une gelée de crustacés et le tout est servi avec des blinis à la farine de lentilles. Grâce à ce plat, je montre deux jolies façons de travailler la lentille : en grains et en farine.
Le deuxième plat signature montre une troisième façon de travailler la lentille : en purée, ou plutôt en pulpe comme j'aime le dire. Il s'agit d'un "pot de fleurs" avec un crumble caocao/lentille/champignon qui symbolise la terre volcanique de l'Auvergne.
Avec ces deux plats, j'ai envie de prouver qu'on peut faire une cuisine de terroir sans pour autant faire du rustique.
Crédit : Géraldine Martens
Anicia fait également office de salon de thé l'après-midi. Pourquoi avoir fait ce choix ?
J'ai eu envie de le faire pour deux raisons. Tout d'abord, je ne voulais pas que les clients qui trainent un peu à table le midi se sentent obligés de quitter les lieux rapidement à la fin du service. De plus, cela permet à mes équipes de faire une vraie coupure car chaque jour, une seule personne reste pour tenir le "salon de thé". Cela permet aux autres de partir à une heure fixe même si une table traîne mais aussi de revenir plus tard, car la personne qui reste prépare la salle pour le service du soir.
Ça m'a également permis de montrer qu'on pouvait travailler la lentille en version sucrée. Je l'avais par exemple utilisée pour faire une galette des rois en début d'année.
Quels autres produits de votre région natale aimez-vous travailler ?
Il y en a un tas ! Comme j'ai longtemps travaillé là-bas j'ai tissé des liens forts avec les producteurs locaux qui me livrent encore aujourd'hui des produits exceptionnels comme le fromage affiné aux artisons, des acariens microscopiques qui se nourrissent de la croûte et la creusent.
J'aime aussi beaucoup le foin du Mezenc, qui sert à nourrir le fameux Fin gras du Mezenc. Je l'utilise pour faire des infusions, des cuissons de viande mais aussi des desserts.
Quels souvenirs gardez-vous de vos expériences passées auprès d'Alain Chapel et de Pierre Gagnaire ?
Chez Alain Chapel j'ai découvert l'excellence, les étoiles et les grandes brigades. J'y ai surtout appris qu'il n'y avait pas que la technique qui comptait mais aussi l'émotion et que le défaut d'un plat pouvait aussi être ce qui faisait vibrer.
Chez Pierre Gagnaire c'était totalement différent. Pour moi, il est le meilleur jazzman de la cuisine ! S'il lit cette interview un jour je pense qu'il me comprendra si je dis qu'il est comme un soliste et que sa brigade doit comprendre sa cuisine pour que tout s'accorde. C'est tellement simple pour lui mais complexe pour les gens autour. Il y a des choses que j'ai compris des années après quitté sa maison. C'est une cuisine qu'on ne peut pas refaire et c'est tant mieux !
Crédit : Bastien Petit
Que pensez-vous de la génération de cuisiniers à venir ?
Les temps ont beaucoup changé. De mon temps, on restait plusieurs années dans une maison pour apprendre et évoluer. Aujourd'hui, les jeunes changent tous les trois ou quatre mois pour ajouter des lignes sur leurs CV et ne prennent pas le temps de comprendre le véritable esprit d'un restaurant. Avant on demandait à un jeune de faire un plan de carrière sur dix ans et de se projeter, aujourd'hui on table plutôt sur deux ou trois ans car nous sommes dans une société de zapping et les jeunes qui se forment aujourd'hui ne seront peut-être pas les cuisiniers de demain.
Je pense que le problème vient aussi des écoles de cuisine. Ce sont des écoles de statistiques où tout est fait pour que les élèves aient leur examen. J'ai moi-même été examinateur et on me disait de mettre des notes au crayon à papier pour pouvoir les modifier et si on mettait un zéro, il fallait faire un rapport. Quand on a des stagiaires, ils ne doivent pas faire trop d'heures et restés cantonner aux même tâches. Mais ce n'est pas ça la réalité du métier ! Alors lorsqu'ils entrent dans la vraie vie professionnelle, ils tombent des nues et abandonnent.
Les écoles disent que c'est de notre faute, qu'on exploite les employés... Moi je veux bien embaucher plus de monde, faire deux équipes mais avec les charges qu'on nous impose c'est impossible. Alors on fait comme on peut.
Je pense aussi qu'on a trop dévalorisé le métier des serveurs alors qu'ils jouent un rôle clé dans nos restaurants. C'est eux qui font l'ambiance de la salle. Ils doivent s'adapter à chaque personnalité des clients mais aussi faire passer le message du cuisinier et du producteur qui s'est levé à 5h du matin pour pêcher ou ramasser ses légumes. Les serveurs ont une grande responsabilité ! Ils ne sont pas que des porte-assiettes, ils sont des porteurs de bonheur.
Où ? Anicia, 97 rue du Cherche-Midi, 75006.