Si Alain Ducasse est connu comme l'un des chefs les plus brillants du monde, avec pas moins de 18 étoiles Michelin à son actif, il est également l'un des plus insaisissables. Il fait partie de ceux qui fuient le feu des projecteurs au profit des voyages incessants à travers le monde, à la recherche des meilleurs ingrédients ou pour vérifier que tout se passe bien dans ses 23 restaurants répartis dans sept pays. Il est même parfois décrit, à son détriment, comme un homme étant à la fois partout et nulle part.
Nominé aux César, le réalisateur Gilles de Maistre est l'une des rares personnes hors de son entourage à avoir été admis dans son univers. Dans son film La Quête d'Alain Ducasse, sorti en octobre dernier, Gilles de Maistre suit son sujet à travers le monde - Brésil, Chine, France, Hong Kong, Japon, Mongolie, Philippes et Royaume-Uni - pendant deux ans avec en toile de fond l'ouverture d'Ore, son restaurant au Château de Versailles.
Nous nous sommes entretenus avec Gilles de Maistre pour en savoir plus sur cette expérience.
En quoi Alain Ducasse est-il un sujet si intéressant pour un documentaire ? Je voulais faire quelque chose pour le cinéma alors je cherchais un sujet assez intéressant et profond. J'ai vu qu'Alain Ducasse ne voulait pas faire de film et qu'il était quelqu'un de très secret. Je me suis dit qu'il serait intéressant de le rencontrer. Mais je ne voulais pas le filmer dans ses cuisines. Je voulais le suivre et montrer comment il travaille - concevoir des restaurants, chercher des produits, voyager à travers le monde pour manager ses entreprises.
A-t-il été compliqué de le convaincre ? Oui, c'était très difficile. Il n'aime pas les caméras, il n'aime pas les journalistes, il n'aime pas les documentaires - il aime les regarder mais n'aime pas y participer ! Il pense que tout cela n'est pas intéressant, que ça prend beaucoup de temps et que du temps, il n'en a pas. La première fois que nous nous sommes rencontré il n'a pas été très sympa avec moi et même très froid. Mais il n'a pas dit non et son staff l'a un peu poussé. Alors nous nous sommes revus et nous avons beaucoup parlé. Après quelques temps, il ne donnait toujours pas de réponse. Il me disait : "Je ne sais pas. Je n'ai pas envie, mais ok..." Au final, il a dit oui. Après cela, tout a été plus facile, il était beaucoup plus ouvert. Je l'ai filmé seul, avec ma caméra, donc tout s'est bien passé.
Voyagiez-vous avec lui non-stop ? Non, cela s'est fait petit à petit. Je travaillais en même temps sur un autre film en Allemagne. C'était également un long projet qui a duré trois ans donc c'était assez compliqué. Je voulais vraiment suivre la progression du restaurant de Versailles et c'est pour ça que ça a pris du temps. Ce restaurant a été très compliqué à monter pour lui.
Selon vous, pourquoi Alain Ducasse a-t-il eu une si belle carrière ? Pour un tas de raisons mais je pense que c'est avant tout parce qu'il est très talentueux. C'est un très bon cuisinier, un grand chef. Je pense que son accident, quand il a failli mourir [Alain Ducasse fut l'unique survivant d'un crash d'avion en 1984], lui a donné l'énergie pour vivre le moment présent et pour se battre. Je dirais aussi qu'il est un très bon manager et je pense que réussir à garder des gens talentueux autour de soi, organiser les équipes, diriger des chefs avec de gros egos, est ce qu'il y a de plus dur en cuisine. Il a un tas de restaurants et doit avoir un chef dans chaque restaurant. Il donne également toute sa passion et son énergie aux gens avec qui il travaille.
Alain Ducasse et les chefs en général ont un gros ego ? Bien sûr, mais je le dis de manière positive. Il n'a pas un ego agressif mais un ego de talent. Il est aussi très juste. Il a son ego, ses idées, son talent, mais il est ouvert aux idées des autres.
Réaliser ce film a changé votre perception d'Alain Ducasse ? Oui. Tout le monde me disait : "Oh, Alain Ducasse ne cuisine pas, il n'en a rien à faire de la cuisine, c'est un businessman. La seule chose qui l'intéresse, c'est l'argent." Alors, lors de notre première rencontre je me suis dit : "Ok. Je vais le rencontrer mais je ne suis pas sûr de vouloir faire un projet avec quelqu'un comme ça." Ce qui m'intéressait, c'était de voir comment il maniait la cuisine, les produits, dirigeait ses restaurants. Finalement nous avons passé deux heures ensemble le premier jour et il était très froid. J'étais avec un ami journaliste, qui est également ami avec lui et qui avait organisé notre rencontre. Alain Ducasse ne s'est adressé qu'à lui. Il ne m'a même pas regardé. Mais il a raconté tellement d'histoires incroyables sur les produits, les gens qu'il avait rencontrés au Japon, aux Etats-Unis, comment il cuisinait ceci et cela... Il était tellement passionné - très humain et vraiment intéressé par les produits. Tout le monde dit que c'est un businessman, mais je ne pense pas que ce soit ce qui l'intéresse le plus. Avoir de l'argent et quelque chose de bien organisé, ça n'est pas son but. Son but est de vivre des expériences incroyables avec, je ne sais pas, une crevette... Et la seule chose qui l'intéresse est de trouver la meilleure crevette du monde.
Quel est le message principal du film ? Je pense qu'il donne une certaine vision du monde. Je pense que le message qu'Alain Ducasse et moi-même voulons porter est que la gastronomie éthique est très importante. L'autre message très important est que la cuisine et les chefs peuvent changer le monde.
Où aimez-vous manger ? Parlez-nous de vos restaurants préférés. Si je le pouvais, je suivrais Alain Ducasse toute ma vie. Tous les jours il se rend dans des restaurants incroyables. Pas forcément de grands restaurants, ça lui arrive de manger de la street food, mais à chaque fois c'est une vraie expérience. Il m'a emmené dans des lieux incroyables. L'un des endroits les plus fascinants, mais qui n'est pas dans le film, est le restaurant Ultraviolet de Paul Pairet à Shangai. Mais nous avons fait 10 ou 20 restaurants comme ça à travers le monde.
Après, quand je suis à Paris, j'aime aller dans des restaurants très simples. Vous ne pouvez pas aller manger dans un restaurant gastronomique tous les jours.
Avez-vous l'impression d'en savoir plus sur la nourriture depuis que vous avez fait ce film ? Bien sûr, c'est un très bon professeur... Quand je mange, je suis plus sur l'émotion, je n'intellectualise pas les choses. Pour moi, c'est juste un plaisir d'aller manger avec des amis, que ce soit chez Alain Ducasse, Joël Robuchon ou à la maison avec mes enfants. Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est de constater l'évolution de la gastronomie : quand vous la regardez, elle est incroyable. Même à travers des documentaires réalisés il y a dix ans vous pouvez voir le changement et comment nos habitudes ont évolué conernant la viande ou les produits de luxe. C'est très intéressant de voir cette évolution à travers les yeux d'Alain Ducasse car il est vraiment connecté à tout. Il est comme un radar : il est au courant de tout ce qui se passe dans le monde de la gastronomie. Il travaille tout le temps !