Avant même que la première mise-en-bouche ne soit servie, le chef apporte sur la table deux assiettes métalliques en céramique remplies d'ingrédients. L'une est recouverte de feuilles et présente une tomate cœur de bœuf rouge vif, trois asperges blanches de grande taille attachées ensemble par une ficelle rustique et des cœurs d'artichaut à la forme parfaite. La deuxième assiette est recouverte de glace pilée et présente des fruits de mer frais, un énorme homard bleu, trois carabineros (crevettes rouges) et une petite boîte en or sur laquelle on peut lire : "N25 Caviar selection". "C'est ce qu'on va manger ce soir", annonce Paulo Airaudo, partenaire et chef du restaurant Amelia, deux étoiles Michelin, situé dans la ville basque de San Sebastián.
Il montre les produits et donne une brève description de l'origine de chacun : "Nous nous sommes procuré ces petits guisantes [petits pois ronds] savoureux chez un producteur local avec lequel nous travaillons. Le thon vient du Japon, tout comme le sudachi, que nous utilisons dans certaines recettes". Le dîner ne commence qu'après cette explication, suivie d'une séquence de 15 plats.
De Rio de Janeiro à Hong Kong, de la Californie au Pays basque, le fait de présenter les ingrédients aux convives avant de les servir devient une tendance dans l’univers de la gastronomie. Sur un plateau d'argent, dans un coffret en bois minimaliste, dans un centre de table : "Voilà vos crevettes tigrées géantes fraîches" ; "Regerdez ce tubercule jaune des Andes à la forme inhabituelle" ; "Ici, vous pouvez découvrir les champignons de la saison."
C'est une façon, explique Airaudo, de montrer aux convives ce que le restaurant a choisi de servir lors d'un repas - et l'effort (et aussi le prix) derrière chaque choix. "Je le vois comme un effort pour mettre en valeur ceux qui cultivent et cuisinent les aliments que nous mangeons", explique-t-il. "C'est une façon de rendre plus transparente la relation avec les clients : ils savent exactement ce qu'ils vont trouver dans leurs assiettes et ce qu'ils paient", ajoute-t-il.
Photo : SingleThread
Cette nouvelle tendance est représentative de la scène gastronomique actuelle, qui met l’accent sur les produits, en réponse à la « sur-technisation » extrême ayant gagné les restaurants du monde entier au début du siècle, entraînée par le mouvement de la cuisine moléculaire. A l'époque, l'idée était de servir un ingrédient avec le plus de transformations possibles pour prouver que la cuisine pouvait être un langage à part entière, sans limites. Maintenant, le contre-mouvement est de protéger l'origine de ce que nous mangeons – comme nous l'avons toujours vu, par exemple, dans les restaurants de fruits de mer avec de beaux spécimens disposés sur de la glace, à la vue de tous sur un étalage.
Le chef Kyle Connaughton, copropriétaire de SingleThread, trois étoiles Michelin aux États-Unis, pense que les gens se sont tellement éloignés de la nature et de la "forme naturelle" des ingrédients qu'ils ne reconnaissent presque pas ce qu'il y a derrière ce qu'ils mangent. "Nous avons longtemps séparé les gens de la provenance de la nourriture", souligne-t-il. Niché dans la région viticole du nord de la Californie (dans la ville de Healdsburg), le restaurant possède sa propre ferme, où l'agricultrice et designer florale Katina Connaughton se consacre aux champs pour fournir les meilleurs produits pour leur menu de style Kaiseki.
La mise en valeur des ingrédients est un geste essentiel pour eux. "Mon rôle en tant que chef est de mettre en valeur le dur travail de l'agriculteur, qui se trouve être aussi ma femme", explique Kyle. "Elle travaille pendant des mois et des mois pour cultiver un légume que j'aurai et servirai en quelques instants. Je dois montrer du respect pour ce dur travail et pour son intégrité, à la fois dans ma façon de cuisiner et dans la façon de partager cela avec nos clients".
Photo : Wing
La présentation des produits aux clients peut également être éducative, une manière interactive de les impliquer tout au long de l'expérience à table. "Il y a tellement d'ingrédients de toutes les régions du monde, et nous en découvrons encore de nouveaux. Pour nos convives, c'est fascinant de voir l'ingrédient dans son état d'origine, que ce soit un poisson rare, un beau plateau de uni ou même des algues qu'ils n'avaient jamais imaginé pouvoir manger", explique la chef Vicky Cheng, à la tête des restaurants gastronomiques Vea et Wing à Hong Kong.
Dans ses restaurants, Cheng utilise des ingrédients comme des fruits de mer séchés (comme le concombre de mer ou l'ormeau) et des produits asiatiques exclusifs locaux (comme la plupart des parties du bambou) qui peuvent être étrangers à quiconque n'est pas chinois ou de Hong Kong. "Nous présentons ces ingrédients sous leur forme originale et les disposons joliment pour les présenter à nos clients. Il suffit juste d'une étape supplémentaire pour les rendre visuellement attrayants", ajoute-t-il.
Depuis qu'il a décidé de rendre l'expérience gastronomique proposée dans son restaurant Lasai encore plus exclusive (il ne sert que 10 convives par soir, au lieu de 45 comme auparavant), le chef Rafa Costa e Silva a décidé de mettre en valeur les ingrédients qui arrivent tous les jours dans sa cuisine. Une boîte en bois placée sur le comptoir en marbre en forme de L où les clients s'asseyent présente la "récolte du jour" - la plupart des produits proviennent de deux fermes proches de Rio de Janeiro, où se trouve le restaurant, qui fournissent sa cuisine axée sur le végétal. À différents moments du repas, les cuisiniers prennent les différents ingrédients de la boîte pour les montrer aux invités, afin qu'ils puissent voir et comprendre de quoi il s’agit.
Depuis, Lasai accueille de nombreux touristes "qui n'ont aucune idée de ce à quoi ressemble la chayotte", explique Costa e Silva, ou qui n'ont jamais vu une feuille de groseillier des Barbades, un légume populaire dans certaines régions du Brésil connu sous le nom d'ora-pro-nóbis et largement utilisé dans différentes recettes. "Mais peut-être que le geste le plus important [pour mettre en valeur les ingrédients] est précisément de montrer la qualité et la fraîcheur des légumes que nous servons au restaurant", ajoute-t-il.
Le chef dit qu'il veut transformer l'entrée du restaurant, qui a tout un mur noir avec un éclairage scénographique, en un "hall of fame" pour les légumes qu'il sert. "Notre idée est de placer les légumes dans des cadres en verre et de les accrocher au mur comme s'il s'agissait d'œuvres d'art. De cette façon, nous pouvons montrer et même amener les cadres à table lorsque nous expliquons une recette". Voici la preuve irréfutable de l'ère du culte des ingrédients dans laquelle nous vivons actuellement.