En septembre 2014, le Plaza Athénée rouvrait ses portes après plusieurs mois de travaux. Pendant ces quelques semaines de pause, Alain Ducasse revoit complètement sa copie culinaire pour revenir avec quelque chose de nouveau et surtout d'avant-gardiste. "Je dis toujours à mes collaborateurs que je veux un plat hors du commun, quelque chose que je n'ai jamais mangé ailleurs... A quoi ça sert de faire quelque chose qui ressemble à ce qu'on a déjà vu ? Je veux une aspérité, une différence."
Cette différence, Alain Ducasse la forge sur quelques principes simples : repartir d'une page blanche avec une ligne éditoriale où la viande est écartée de l'équation. Finis les plats où un belle pièce de boeuf ou d'agneau est au centre de l'assiette. Désormais, le chef multi-étoilé souhaite mettre le végétal et les céréales au coeur de ses recherches, mais aussi quelques poissons issus de la pêche durable. De là est né un mouvement désormais bien connu des gourmets : la naturalité.
"Je ne suis absolument pas contre la viande, j'en propose d'ailleurs dans mes autres restaurants", nous rappelle Alain Ducasse. "Mais le but est aussi de montrer qu'on pouvait en consommer moins mais mieux. C'est bon pour la planète mais aussi pour la santé."
Depuis plus de quatre ans, Alain Ducasse et son chef Romain Meder testent chaque jour de nouvelles combinaisons, de nouvelles expériences, pour tirer le meilleur de chaque ingrédient. "A force de voyages et de rencontres, on a appris à utiliser les légumes sous toutes leurs formes : rôtis, cuits, marinés, desséchés, macérés, fermentés, en bouillon... On étire chaque produit au maximum ! C'est beaucoup de travail. Je parlerais même de cuisine savante autour du végétal. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, on n'est pas dans le minimal mais dans la haute gastronomie. Il n'y a pas de goût monocorde. Chaque assiette propose une vraie diversité, une hiérarchie. Notre but, c'est qu'un repas végétal donne autant de plaisir qu'un repas de grande tradition française et prouver qu'avec notre expertise, on peut faire de grandes choses avec des ingrédients simples. C'est beaucoup d'investissement pour arriver à un résultat qui n'a aucun repaire dans le passé."
Récemment, Alain Ducasse et Romain Meder ont par exemple imaginé un plat haute couture à base de navets, cerises et olives noires empli de sapidité, rappelant presque le goût d'un plat de gibier. "Voilà jusqu'où on peut aller", se félicite le chef. "Le résultat est faussement simple, c'est sophistiqué. En s'imposant des contraintes - pas de viande, moins de sel, moins de gras - l'imagination est décuplée."
Même constat au niveau des desserts, imaginés par la talentueuse Jessica Préalpato. Arrivée il y a quatre ans à la tête de l'offre pâtissière du Plaza Athénée, la jeune femme était à l'époque pleine de convictions et avait une vision plus "classique" du dessert. "Mais l'avantage, c'est qu'elle était prête à tout remettre en question", se souvient Alain Ducasse. "Dès le début, je lui ai dit de rayer les crèmes, les ganaches et les crumbles de la carte. Toutes ces petites choses superflues qui peuvent parfois masquer la nature. La vérité, c'est que Jessica a beaucoup de talent. Avec rien, elle nous fait quelque chose", se réjouit Alain Ducasse, qui parle aujourd'hui de "desseralité" en évoquant les propositions de la cheffe pâtissière. "Pour évoluer il faut trouver d'autres routes et perdre ses habitudes. Aujourd'hui, Romain et Jessica forment une très bonne équipe."
Près de cinq ans après le début de la naturalité, Alain Ducasse ne dresse pas un bilan brut de son évolution mais voit déjà plus loin. "J'ai déjà la prochaine étape en tête. Elle sera encore plus radicale ! Mais on verra d'ici le mois de septembre. Pour le moment, Romain est encore réticent mais moi je sais qu'on peut y aller et j'espère que les clients suivront et apprécieront. Le tout, c'est de les accompagner dans notre vision grâce à notre maître d'hôtel Denis Courtiade, qui passe notre message en salle. Moi je n'ai qu'un mot à leur dire : Laissez-vous faire, soyez curieux !"