Il y a l'avis des grands chefs, comme les signataires de la lettre ouverte du Collège Culinaire de France, qui souhaitent rouvrir rapidement les restaurants à travers le pays. Un avis tantôt soutenu par la profession qui veut sauver les meubles en accueillant de nouveau les clients, mais aussi décrié par les plus "petits" qui représentent la majorité des entrepreneurs.
Stéphane Jégo, chef de L'Ami Jean à Paris, en fait partie. Depuis le début de la crise, il a appelé les assureurs à prendre leurs responsabilités, les entrepreneurs à agir à l'unisson et vivement critiqué les actions des grands chefs étoilés qui ne représentent qu'une minorité des restaurateurs et qui occupent pourtant la scène médiatique. "Rouvrir au plus vite, comme le demandent les 17*, est une faute grave, un coup fatal pour la grande majorité d’entre nous. Leur préoccupation n’est pas celle du collectif. Cette lettre est une preuve d’un manque de responsabilité sanitaire, économique et sociale. Vouloir faire revenir dans un endroit exigu des clients – qui ne viendront pas – avec un personnel qu’il faudra payer… Mais sans revenu. Nous avons tous envie de voir revivre nos restaurants, mais à quel prix ?", se demande Stéphane Jégo.
Rouvrir oui, mais à quel prix ?
De leur côté, de grands chefs tels que Yannick Alléno ou Alain Ducasse, se disent déjà prêts à accueillir de nouveau leurs clients en prenant les précautions nécessaires (masques, gants, désinfections régulières et espacement des tables). "Aujourd'hui, il vaudrait mieux manger dans un restaurant qui est un peu précautionneux qu'à la maison quand vous êtes obligé d'aller dans un mini-supermarché à côté de chez vous où tout le monde touche les fruits, se croise et n'a pas de masque", a même déclaré Alain Ducasse à l'AFP. Le chef en a profité pour appeler à une réouverture "progressive et responsable" des établissements, affirmant que le verrouillage a été "catastrophique" pour l'industrie. "Il faut bien se dire qu'une pléiade de petits fournisseurs dépend de nous. J'ai tous les jours des producteurs qui m'appellent pour me dire qu'il n'y arrivent plus... C'est toute une chaîne de plus d'un million de personnes qu'il faut sauver", nous a de son côté assuré Yannick Alléno, chef triplement étoilé du Pavillon Ledoyen à Paris.
Si ces chefs multi étoilés n'ont pas tort sur ces points et que les agriculteurs doivent bien évidemment être soutenus, leur réalité n'est pas celle de la majorité. Rouvrir rapidement impliquera visiblement la mise en place de mesures coûteuses comme l'achat de masques, de gants et une réduction du nombre de couverts alors que les charges, elles, resteront les mêmes. "C'est rajouter des coûts à une situation déjà compliquée", nous affirme Thomas Citérin, propriétaire de L'Ardoise Bistrot à Quimperlé (Bretagne). "Avec un chiffre d'affaire divisé par deux (si on est optimistes) comment fait-on pour payer l'équipe ?", se questionne Guillaume Bourge, propriétaire de La Coulée Douce, également installé à Quimperlé depuis dix ans.
Sans parler de l'aspect financier, les restaurateurs n'imaginent pas un dîner dans une telle ambiance : "L'âme de L'Ardoise Bistrot, c'est des bandes de copains autour de la table d'hôtes. Sans ces grandes tablées, ça ne sera pas pareil", anticipe Thomas Citérin.
Un avis amplement partagé par Victor Mercier, du restaurant FIEF à Paris, qui nous confiait il y a quelques jours : "Vous vous imaginez entrer dans votre resto préféré avec les serveurs habillés en personnel médical ? Notre métier n'est pas compatible avec la crise actuelle. Aller au restaurant est un moment léger, de bonheur, qui doit nous sortir du quotidien. Si on rappelle aux gens pendant leur dîner le cadre dans lequel on vit, ce n'est pas possible", estime le jeune chef.
Les charges qui s'accumulent
Si le futur inquiète beaucoup ces restaurateurs, la situation financière vécue depuis la mi-mars n'est pas plus évidente, d'autant que les assureurs refusent pour le moment d'apporter leur aide. D'après Philippe Etchebest, ces semaines/mois de fermeture impacteront irréversiblement 30% des restaurants qui ne rouvriront sans doute jamais.
Pour un restaurateur comme Guillaume Bourge, le stress est quoditien. Au début, "il y a eu le choc d'être prévenu à 20h le samedi pour une fermeture à minuit. Même si nous nous y attendions, nous avons été sonnés par la brutalité de l'annonce - 4h pour fermer avec des frigos pleins - puis nous avons vécu une période moins stressante où nous avons pu nous recentrer sur l'essentiel comme nous occuper de nos enfants que nous délaissons parfois et prendre le temps de réfléchir. Mais maintenant, la situation devient tendue. Nous ne pensions pas avoir une fermeture aussi longue et la trésorerie commence à sérieusement baisser. Financièrement, c'est une grosse claque. C'est dix années d'efforts, de concessions (notamment familiales) qui partent comme ça... En mars, nous n'avons pas eu le droit à la prime des indépendants. Les choses semblent se débloquer pour avril mais ça ne rendra pas la perte énorme de plusieurs mois de fermeture avec beaucoup de groupes qui annulent déjà leurs rassemblements en mai/juin comme les fêtes des mères, les repas de fin d'année scolaire, etc... Nous savons déjà que la saison estivale est morte", nous confie-t-il.
"La mise en place du chômage partiel a été assez anxiogène", confirme Thomas Citérin. "Il a fallu six semaines avant que ma demande soit seulement prise en compte alors que les salaires, eux, ont bien été versés en temps et en heure. À l'heure actuelle, je n'ai pas été remboursé des salaires de mars et je m'apprête à verser ceux d'avril. Je ne bénéficie pas du report des loyers par mon propriétaire qui me l'a refusé et même si nous avons des résultats encourageants depuis notre ouverture il y a deux ans, on se questionne sur les mois à venir. La seule solution pour toutes les petites structures n'est pas le report mais l'annulation des charges le temps du confinement et au-delà."
"Nous sommes un secteur qui ne demande jamais rien mais vu la situation, nous sommes nombreux à vouloir des aides concrètes plutôt qu'une réouverture aux conditions compliquées", ajoute Guillaume Bourge, qui concède ne pas attendre tout de l'État pour résoudre ces problèmes difficiles à gérer.
Une solution, la diversification ?
Pour tenter de combler les pertes, nombreux sont ceux qui se sont lancés dans la vente à emporter. Solution miracle ? Visiblement non. "Financièrement ça n'a pas un grand intérêt. Ca permet d'avoir un peu de rentrées ou plutôt de perdre un peu moins, mais cela ne nous permet pas de reprendre nos équipes comme avant", affirme le propriétaire de La Coulée Douce. Même constat du côté de Thomas Citérin qui nous confirme que "la marge est très faible" et que "cela ne suffira pas".
"C'est pour le moment une façon de retrouver nos clients qui répondent présents et c'est très encourageant. Ce sera une solution à développer si les conditions de réouverture restent aussi complexes", assure Guillaume Bourge avant d'ajouter : "Quand on voit autant d'années d'effort partir comme ça, ça laisse à réfléchir sur les priorités de la vie. On a fait énormémement de concession de nos 32 à 42 ans, et même si nous avons hâte de retrouver nos clients nous ne referons pas les mêmes dix années à ce rythme, ça c'est certain."
*D'après nos informations, certains n'auraient en réalité pas signé la lettre
Lire aussi : La Résistance de l'agriculture paysanne au coeur de Paris.