Il y a quelques mois, j'ai traversé la France d'Ouest en Est juste pour goûter la cuisine de Florent Ladeyn à L'Auberge du Vert Mont, à Boeschepe*. J'avais réservé ma table avant même d'avoir posé mes vacances ou programmé mon séjour dans le Nord. Quelques mois plus tôt, j'avais fait encore plus "fort" : réserver une table chez Kjolle, le restaurant de Pia Leon à Lima (Pérou) avant même d'avoir pris mes billets d'avion. Une démarche à l'envers ? Pas tant que ça.
Avec la popularité croissante de la gastronomie et des chefs, les réservations de certains restaurants n'ouvrent désormais qu'à des dates précises. Ces "sessions" sont prises d'assaut et parfois, dégoter une place assise dans ces adresses de prestige se joue à quelques minutes/clics, alors il faut faire vite. Du coup, impossible de réserver un billet d'avion pour traverser la moitié du globe avant d'être sûr de pouvoir se rendre dans ce restaurant qui fait tant rêver !
L'âge et la passion grandissant, je me suis demandé si j'étais la seule à programmer mes vacances de la sorte, en fonction des restaurants que je souhaite découvrir avant même d'avoir réfléchi au reste du voyage.
Après un bref appel à témoins, je me suis rendu compte que je n'étais pas la seule "folle" de gastronomie. Marie, Paola et Myriam, trois jeunes femmes aux profils très différents, ont toutes déjà réservé une grande table sur un coup de tête, avant même de savoir si elles pouvaient vraiment poser des vacances pour s'y rendre.
Qu'il s'agisse de traverser la France, le continent ou même le globe, toutes ont cette envie de découverte débordante à travers le goût. Le Guide Michelin a d'ailleurs analysé le phénomène depuis plus d'un siècle en décernant des étoiles considérées encore aujourd'hui comme un bon indicateur : 1 étoile "vaut l'étape", 2 étoiles "valent le détour" et 3 étoiles valent carrément "le voyage".
Une description qui colle parfaitement au cas de Marie, 28 ans, installée à Paris. Si la jeune femme écume des centaines de restaurants chaque année pour les besoins de son travail - elle est l'auteure du blog Culturefoood - elle ne relâche pas la cadence même en vacances. Le point de départ de ces dernières découvertes ? La sublime série Chef's Table de Netflix. "Chaque épisode m'a donné envie de prendre un billet d'avion pour aller découvrir un restaurant incroyable", m'assure-t-elle. "Un jour, j'ai regardé le documentaire sur le restaurant Pujol, situé à Mexico. J'ai été soufflée par le reportage et notamment le Mole Madre, une sauce qui mijote pendant plus de 1.500 jours, préparée par le chef Enrique Olvera. Personne ne connaît la recette exacte, on sait juste qu'il y a un tas d'ingrédients comme le chocolat, la tomate, le café, le piment... À la fin de l'épisode je me suis dit qu'il fallait que je goûte ça au moins une fois dans ma vie ! Au même moment, avec mon compagnon, nous cherchions une destination pour nos futures vacances. On s'est dit que le Mexique ça pouvait être chouette alors on a réservé notre table chez Pujol avant même d'avoir défini nos dates exactes de vacances ou pris nos billets d'avion. Une fois le restaurant réservé, on a commencé à programmer le reste avec un road trip partant de Mexico."
Mole Madre de Pujol. Crédit : Marie Nizet/Culturefoood
Même son de cloche du côté de Myriam, une Suissesse de 38 ans qui vit pour la gastronomie. Son dernier coup de tête ? Réserver une table au restaurant de Christopher Coutanceau, à La Rochelle. "Il vient tout juste d'obtenir trois étoiles Michelin et est passé dans la nouvelle saison de Top Chef. Je me suis dit que son établissement allait être encore plus prisé qu'avant ! Du coup, j'ai réservé une table sans même en parler à mon mari ou mes enfants. Une fois le restaurant réservé, je leur ai dit qu'on allait passer nos vacances d'été à La Rochelle pour découvrir cette table", s'amuse-t-elle. "Il me reste maintenant à réserver un billet d'avion et l'hôtel."
Mais la plus grande prise de risques vient sans doute de Paola, 41 ans, fondatrice de Paolette et Rosa. "Il y a quelques mois, je suis allée à New York quelques jours juste pour m'attabler dans un restaurant éphémère installé dans la rue. On ne pouvait pas réserver de table donc c'était quitte ou double : soit je venais pour rien, soit je pouvais vivre l'expérience à fond ! J'ai pris mes billets malgré tout et je n'ai pas regretté", me raconte-t-elle.
Pour Paola, le choix de la destination se fait souvent en fonction de "l'obsession alimentaire du moment". "J'ai par exemple visité tous les spots de pasteis de nata à Lisbonne pour trouver la meilleure qui soit. J'ai également réservé un nombre hallucinant de tea time et programmé un séjour à Londres autour de ça", m'exlique-t-elle, un poil amusée. "Je n'ai jamais fait autant de salons de thé de ma vie !"
Des expériences uniques
Fäviken. Crédit : Marie Nizet/Culturefoood
La plupart du temps, ces voyages gastronomiques sont à la hauteur des attentes de ces trois gastronomes. Mais parfois, il arrive que l'expectative surpasse la réalité. "En 2017, nous nous sommes rendus chez Fäviken, le restaurant de Magnus Nilsson en Suède. On a dû s'y prendre cinq mois à l'avance. N'étant pas sûrs d'avoir une table, on avait rien réservé, ni billets d'avion ni hôtel. Par miracle, notre réservation a été validée et on a programmé un road trip en Norvège, avec un crochet par la Suède. C'est l'un des restaurants qu'on a le plus "préparé" : on a regardé plusieurs fois l'épisode consacré à Magnus Nilsson sur Netflix et on a lu pas mal d'articles pour s'imprégner de son univers si particulier. Une fois en Suède, le restaurant était tellement paumé que le GPS n'arrivait pas à le localiser ! Je ne sais pas comment mais on a fini par y arriver. Le dîner a commencé très tôt car il y avait une trentaine de plats au menu... Au final, je suis incapable de dire si j'ai aimé ou non sa cuisine. On a eu une tarte à la viande en dessert, du colostrum de vache (premier lait après l'accouchement)... Gustativement, on a préféré d'autres restaurants mais l'expérience était folle et très destabilisante. C'est aussi ce que je recherche quand je vais dans ce genre de restaurant", m'assure Marie.
Idem pour Myriam qui, au-delà d'une découverte culinaire, souhaite vivre une expérience globale pour se créer des souvenirs uniques. "L'été dernier, je suis partie en Slovénie avec une amie juste pour découvrir la cuisine d'Hisa Franko. On ne connaissait pas du tout le pays et on s'est retrouvé en pleine campagne après avoir fait 2h30 de taxi. On est arrivées à Kobarid, on a mangé, on a dormi et le lendemain on est reparties ! Avec la même amie, nous sommes également allées à l'île de Muhu en Estonie... On a atterri chez Alexander, dans un espèce de manoir au milieu de nullepart classé au World's 50 Best Restaurants. C'était fou et génial à la fois !", se souvient-elle.
De son côté, Paola essaye toujours de doser son attente pour ne pas être déçue. "Quand on voit à l'avance défiler tous les plats sur les réseaux sociaux, on s'imagine un goût. Souvent, c'est encore mieux en vrai mais il peut arriver qu'une attente trop longue fausse l'expérience, alors j'évite d'avoir une consultation obsessionnelle du travail des chefs avant de goûter leur cuisine."
Quand on aime, on ne compte pas
Si réserver une table dans un grand restaurant représente déjà un joli budget, il faut bien sûr ajouter les frais de déplacement. Booker un restaurant avant le reste, c'est aussi prendre le risque de partir pile la semaine où les prix des vols flambent et les hôtels sont déjà presque tous complets. Mais visiblement, ces questions financières ne freinent pas nos trois passionnées. "Le prix d'un billet d'avion ne m'a jamais ralentie", m'assure Marie. "Surtout qu'à l'étranger, dans un pays comme le Mexique, un menu dégustation dans un établissement de l'envergure de Pujol coûte 80€, contre 300€ pour les plus grandes tables étoilées de France. Alors ça vaut le coup !"
De son côté, Myriam m'explique qu'elle fait souvent tout pour "rentabiliser" le voyage. "Je vais régulièrement à Paris pour découvrir de bonnes adresses et dans ces cas-là, j'en profite pour faire six restaurants étoilés en trois jours et même des tea time l'après-midi ! C'est un gros budget d'un coup, mais ça évite de payer plusieurs fois le déplacement."
"Souvent, la passion l'emporte sur la raison", conclut Marie.
*Cet article a été écrit avant la crise de la Covid-19 et du confinement.