Quand le chef Alex Atala pense au futur de sa propre cuisine, il imagine l'offrir au peuple brésilien car "ces ingrédients, ces recettes, ces concepts ne sont pas les miens, ce sont les nôtres", affirme-t-il. Ce futur, il peut le visualiser.
Mais pour le moment, excusez le jeu de mots, Alex Atala est rongé par un énorme dilemme : comment diable allons-nous nourrir la planète, qui accueillera 9.7 milliards d'habitants d'ici 2050 ? "Comment nourrir le monde est un paradoxe, personne n'a la réponse", déplore le Brésilien, dont le restaurant doublement étoilé D.O.M. à São Paulo occupe actuellement la 16e place du World's 50 Best Restaurants.
Nous nous sommes rencontrés lors du festival gastronomique IKRA à Sochi, en Russie, où Alex Atala a proposé une démonstration culinaire autour des ingrédients d'Amazonie - coeur de palmier, manioc, poisson de rivière.

"En tant que chef, je pense que notre premier engagement est de préparer une cuisine délicieuse. Une fois que vous avez un bon restaurant, une bonne équipe, vous voulez aller plus loin et élever votre cuisine au rang supérieur", pense le chef brésilien. "Mais manger et cuisiner n'est pas qu'une question de nourriture : c'est aussi politique, social, économique... Et pour moi, c'est environnemental."
Toute personne ayant regardé l'épisode de Chef's Table sur Netflix consacré à Alex Atala connaît sa passion pour les ingrédients brésiliens, particulièrement ceux de l'Amazonie. Ces mêmes personnes connaissent également son histoire : un passé de fêtard, consommateur de drogues, parti en Europe et tombé par hasard dans la cuisine dans le but de prolonger son visa. Mais de là est né un vrai amour pour la gastronomie et une envie de mettre la cuisine brésilienne sur le devant de la scène. Et c'est à travers la cuisine qu'Alex Atala a compris la biodiversité de son pays et comment la nourriture pouvait devenir un outils important pour le futur de la planète. Plus tard, le chef a même créé ATA, un institut de recherche consacré au lien entre la nature et la culture, comme il l'écrit dans une lettre ouverte publiée sur le site de l'organisation.
Pour lui, parler de biodiversité n'a aucune valeur. Mais la goûter et la comprendre peut changer les choses. "8% des terres protégées au Brésil sont protégées grâce à la nourriture, grâce à la chaîne alimentaire locale", explique-t-il. "La nourriture rend ces zones plus fortes et plus grandes. Je ne pense pas que tous les chefs doivent devenir des activistes mais s'ils le veulent, s'ils le peuvent, leurs cuisines peuvent représenter ces valeurs. C'est par exemple le cas de Massimo Bottura avec son Refettorio, tourné vers le social."

En janvier dernier, l'organisation ATA a tenu, en collaboration avec le promoteur culturel Felipe Ribenboim, sa première conférence FRU.TO à São Paulo pour parler de la grande question "comment nourrir" - sans aucune démonstration culinaire. A la place, l'événement a réuni scientifiques, producteurs et écrivains. Alex Atala n'y a fait qu'une brève apparition pour l'ouverture de l'événement. Il ne s'agissait pas de "parler de cuisine, mais d'humanité", a-t-il assuré à ses invités, dont Carlo Petrini, fondateur du Slow Food, et Ernest Götch, agriculteur et chercheur suisse, qui ne "parlent pas de projets" mais passent vraiment à l'action. Selon Alex Atala ces personnes peuvent devenir des modèles pour nous tous et peuvent nous montrer comment changer nos vies de façons concrètes.
"Je connais Carlo Petrini depuis longtemps et l'ai entendu parlé des dizaines de fois dans ma vie", explique le chef, "mais son message est tellement surprenant. Il parle de nouveaux systèmes et de nouvelles façons de travailler ensemble - d'alliances entre les organisations, les chefs et les cultures. Il parle de la nourriture de manière holistique, comment elle peut nous changer, changer notre environnement, notre comportement, nos relations."

Depuis cette première édition de FRU.TO, dix "graines" ont germées - dix grandes idées (à retrouver ci-dessous) pour le futur, de la protection des connaissances des peuples indigènes à celle des océans. Le souhait d'Alex Atala serait que ces principes ne touchent pas uniquement les professionnels de la cuisine mais également les personnes qui "connaissent et aiment ce que nous faisons" à travers le monde. "Nous essayons de repousser les frontières et d'aider les gens à comprendre la nourriture sous un plus grand angle, d'un point de vue différent." "Qu'est-ce qui connecte les sept milliards d'habitants de notre planète ? Facile, c'est la nourriture".
Les 10 "graines" de FRU.TO
1. L'humanité connait un tournant alimentaire 2. Le système de production actuel tue la planète 3. Les défis sont sans précédent et multiples 4. Le réchauffement climatique empire la situation 5. Les solutions sont également multiples 6. Le producteur de nourriture est un allié, pas un ennemi 7. Les populations traditionnels seront de plus en plus importantes 8. Les océans sont la prochaine frontière 9. Il est nécessaire de renforcer les systèmes de production locale 10. Il faut reconnecter les populations urbaines avec les champs et la forêt