Jeudi, 10h30, Pavillon Ledoyen. C'est dans le feu des cuisines de son restaurant triplement étoilé que nous reçoit Yannick Alléno, alors que toute son équipe s'affaire pour le service du déjeuner.
Et il y a de quoi s'agiter ! Le chef, qui nous parle aujourd'hui de cuisine moderne et de son nouvel ouvrage sorti début juillet, Terroirs, Réflexion d'un Cuisinier, garde toujours un œil sur ses commis et les sauces qu'ils préparent. Car qui connaît un tant soit peu la gastronomie française sait que Yannick Alléno est le roi des sauces. « Elles apportent la cohérence d'un plat. C'est mon combat, ma passion », résume le Parisien. Une passion dévorante à laquelle il a même consacré un premier livre, sobrement baptisé Sauces, Réflexion d'un cuisiner, en 2014, dans lequel il présentait son process très personnel d'Extraction®. Cette technique de cryo-concentration mise au point par le chef et l'équipe de Bruno Goussault du Centre de recherche et d'études pour l'alimentation, permet aux arômes de se concentrer sous l'effet du froid. L'eau contenue dans l'extraction est ensuite séparée du liquide dans une centrifugeuse permettant l'élaboration d'une sauce sans chaleur ni adjonction chimique.
Aujourd'hui, le chef va encore plus loin en utilisant la fermentation pour agrémenter ses sauces. Ce mode de conservation ancestral est un processus de transformation des aliments par les micro-organismes, déjà utilisé pour de nombreux produits du quotidien comme le vin, le pain ou le fromage. Mais cette technique a été mise de côté depuis les travaux de Pasteur et l'influence de la Nouvelle Cuisine, stigmatisant les microbes et les bactéries.
Pour redonner ses lettres de noblesse à la fermentation, Yannick Alléno soumet dans son ouvrage les propos d'un ami et grand vigneron français, Michel Chapoutier, qui soutient que « seuls les produits fermentés peuvent faire valoir le terroir ». Une affirmation qui a poussé le chef à se pencher pendant plus de 18 mois sur la fermentation et ce qu'elle pouvait apporter en cuisine.
Après de nombreuses expérimentations, la conclusion tombe : « Avant, quand on parlait de terroir, on parlait d'une simple zone géographique. Désormais, on ajoute une dimension nouvelle : celle du goût ». Grâce à la fermentation, « on a découvert qu'un céleri poussé en Normandie, à Paris ou dans le sud de la France, n'avait pas la même saveur », poursuit le chef.
« La sauce est le verbe de la cuisine française »
Bien sûr, le but de Yannick Alléno n'est pas de fermenter toutes ses matières brutes. Mais quand le processus apporte une vraie valeur ajoutée, c'est comme un « boost, une onde de choc » sur le goût. Car le chef en est convaincu, « la fermentation permet de déguster la profondeur d'un produit ». Et afin d’intensifier encore ce goût, le chef pratique parfois une extraction sur certains produits fermentés, afin de leur apporter une nouvelle longueur en bouche.
Avocats restés 18 mois sur l'arbre en millefeuille de céleri, extraction coco aux « éclats » de chia - Crédit : Philippe Vaurès.
Pour appuyer ses propos, le chef va même nous faire déguster une langoustine servie dans une extraction de céleri mélangée sur l'instant à du chou fermenté. C'est fort, puissant, intense... A tel point que le goût de cette sauce restera imprégnée sur nos palais jusqu'à l'heure du déjeuner. Et c'est justement ça qui compte pour Yannick Alléno. « Je souhaite que les gens comprennent que la sauce est le verbe de la cuisine française, qu'elle est la seule à pouvoir unir dans un rapport d'harmonie deux produits totalement différents pour former un plat cohérent. Mon but est de remettre la sauce au cœur du débat. On l'a diabolisée sous l'offensive hygiéniste qui nous a fait croire que la sauce était forcément trop grasse et mauvaise pour la santé », martèle Yannick Alléno. « Si l'inconscient collectif est convaincu de cela aujourd'hui, c'est parce que pendant des années, les sauces étaient mal faites. C'est comme si un mauvais peintre copiait une œuvre de Picasso. A la fin, on obtiendrait une croûte. Pour les sauces, c'est pareil. Il faut du temps, de l'expérience. Un bon saucier, c'est 15 ans de travail ! »
Et n'essayez même pas de bousculer le chef dans ses convictions. La fermentation apporte des bactéries dans les aliments ? « Le vin est fermenté et je n'ai jamais été malade en buvant du vin, sauf si j'en bois trop », s'amuse-t-il. La sauce masque le goût des aliments ? « Je vous l'accorde, mais distinguons deux choses : une tomate nature, sans artifice, peut être délicieuse, mais ce n'est pas de la cuisine, c'est de l'alimentation. Moi, mon but, c'est la 'gastronomisation' du terroir, de rendre hommage à la nature. Mon métier, c'est l'art de chercher des goûts nouveaux et jamais expérimentés. »
« Quand on crée une sauce, on va chercher l'énergie des différentes saveurs à l'image d'un assembleur de grand champagne », ose même Yannick Alléno qui, grâce à toutes ses recherches, a mis au point des plats d'exception. On retiendra surtout l'entrée signature du Pavillon Ledoyen : Avocats restés 18 mois sur l'arbre en millefeuille de céleri, extraction coco aux « éclats » de chia, un monument qu'un simple cordon bleu n'aurait pas l'audace de retenter à la maison.
« Et c'est tant mieux, s'amuse le chef. Comme ça les gens viendront plus souvent chez nous ».
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