Dans les restaurants, certaines pratiques sont immuables, telles que la présentation de pain en début de repas accompagné de beurre ou d'huile d'olive en fonction des régions. Cependant, dans les grands établissements où le locavorisme est de plus en plus prisé, la simple motte de beurre sous cloche semble dépassée. Aujourd'hui, le beurre est utilisé pour ancrer un menu dans une région et une époque spécifiques, tout en racontant l'histoire du chef qui l'a préparé.
Le restaurant Perception à Paris s'est fait une spécialité de travailler le beurre de façon originale. Ce choix peut sembler surprenant quand on sait que le chef Sukwon Yong, qui dirige cette table gastronomique, est originaire de Corée, un pays où le beurre ne fait pas partie des habitudes alimentaires. Cependant, Perception est un restaurant français traditionnel avec une touche asiatique qui bouleverse les codes. Le beurre est donc un élément indispensable, que le chef fait évoluer en y ajoutant une touche d'originalité pour surprendre les clients. Sukwon Yong s'amuse avec le beurre demi-sel qu'il fait venir directement de Bretagne, et l'aromatise chaque jour de manière différente en fonction de ses envies et des produits à disposition. Algues nori, piment d'Espelette, ail noir, citron noir, sésame, yuzu ou ail des ours servent ainsi à créer un beurre différent tous les deux ou trois jours, comme s'il s'agissait d'un plat. Tous les condiments sont faits maison, notamment l'ail noir qui est cuit dans un rice cooker et diffuse une odeur alléchante dans tout le restaurant. "Les habitués sont contents d’avoir une proposition différente à chaque fois. Certains en prennent même à emporter pour leur famille”, s’amuse Sukwon Yong.

Le beurre, au même titre qu’un plat signature, peut également raconter une histoire : celle d’un producteur, d’une rencontre, d’un moment de vie. Camille Saint-M’leux, le jeune chef à la tête des cuisines de La Villa9Trois à Montreuil en banlieue parisienne et vainqueur français de la S.Pellegrino Young Chef Academy, en sait quelque chose. Son beurre travaillé aux crevettes grises est un clin d'œil à son enfance et son amour pour la mer, qu’il partage avec sa famille. “Je suis originaire de Nantes et chez moi, quand on a fini de dépiauter toutes les crevettes, on fait un beurre avec toutes les parures. Pendant le premier confinement j’étais souvent à Nantes et j’ai retrouvé ce souvenir d’enfance en mangeant du pain et du beurre avec des crevettes et des bigorneaux dessus. J’ai eu envie de retranscrire ce petit plaisir tout en restant cohérent avec ma cuisine. Au restaurant, on essaye d’avoir une ligne directrice autour de l’iode, qui apporte un côté digeste tout au long du menu. Je voulais apporter cette touche jusqu’au beurre”, résume Camille Saint-M’leux.
Mais l’histoire va bien au-delà d’un petit pêché mignon. “Mes parents sont fous de voile. Mon grand-père était constructeur de bateaux et ma mère a elle-même construit son premier voilier dans le chantier de mon grand-père. Tous les étés, on partait deux mois en mer et je faisais beaucoup de chasse sous-marine et je pêchais aussi les crevettes grises à l’entrée du port d’Hoëdic avec mes cousins. Quand l’eau commençait à rentrer dans le port, il y avait plein de petites crevettes qui remontaient alors ce beurre, c’est aussi une façon de raconter cette partie de mon enfance”, relate le jeune chef de 27 ans.
Chez Alchémille de Jérôme Jaegle à Kaysersberg, les choses sont un peu différentes. “Il n’y a pas la culture du beurre en Alsace. Il y a bien quelques fermiers qui font un peu de beurre, mais ce qui les intéresse surtout c’est le fromage et le lait”, explique le chef étoilé. “J’ai fini par me dire que pour un restaurant comme le mien, qui valorise un terroir précis, poser du beurre sur la table n’était pas vraiment cohérent.”
Le chef alsacien a alors pensé à la tchic, soit la première presse du Munster, qu’il fait foisonner jusqu’à obtenir une consistance de pâte à tartiner. L’idée lui est venue en repensant au siesskass, un dessert alsacien très populaire dans la région de Kaysersberg réalisé avec cette sorte de faisselle et agrémenté de sucre et de kirsch. “Après une randonnée, on sert souvent ça dans les auberges du coin, ça fait partie du folklore local ! Je me suis dit pourquoi pas reprendre cette idée mais sans alcool et en version salé”, résume simplement le chef d’Alchémille. Jérôme Jaegle ajoute donc un peu de sel et de poudre d’herbes sur la tchic pour rendre ce “beurre local” encore plus gourmand et donner l’envie à ses clients de la tartiner entre deux plats sur une belle tranche de pain de campagne. De là à signer la mort du beurre traditionnel, la route est encore longue !